Vendredi 19 août 2022
Edito
Laurent Flutsch
La fiction dépasse la réalité
Deux petits chapitres d’un roman foisonnant publié en 1988. Le rêve d’un personnage. Dans une ville évoquant La Mecque du VIIe siècle, un prophète qui ressemble à Mahomet prêche le dieu unique au sein d’une société à divinités multiples, défendues par un poète. Le prophète et le poète négocient un compromis : l’idée éphémère d’une coexistence d’Allah et de trois déesses. C’est dans le Coran, sourate 53. Puis le prophète se rétracte en invoquant une entourloupe du diable.
Des émeutes, des bombes, des autodafés, l’interdiction de l’ouvrage dans vingt pays. L’appel de l’ayatollah Khomeiny à tuer l’auteur, l’éditeur, « toute personne ayant connaissance du livre ». Quarante-cinq tués au moins, des centaines de blessés, une vingtaine de tentatives d’assassinat sur Rushdie dont, vendredi dernier, dix coups de couteau. Allah est grand.
Tout ça pour un passage onirique dans une œuvre romanesque ? Ne comprennent-ils pas, ces abrutis de mollahs et de croyants forcenés, qu’il s’agit de littérature ? D’imaginaire ? C’est plus compliqué que ça : ce qu’évoque le songe en question, c’est une réalité historique. Celle des prémices de l’islam, d’un moment où Allah n’était qu’un petit nouveau parmi bien d’autres dieux, et où son culte exclusif n’allait pas de soi. Or les religieux obtus détestent la réalité historique. Elle contredit leurs livres « sacrés ». Le texte de Rushdie est une fiction qui parle du réel, le Coran et la Bible sont des fictions qui abrogent le réel. C’est infiniment plus pervers.
C’est au nom de ces fariboles-là qu’on supprime le droit à l’avortement et qu’on poignarde les romanciers, entre mille autres barbaries depuis que Dieu ou Allah, ce héros fictif, assoit le pouvoir des bonimenteurs cléricaux sur des fidèles endoctrinés, pétris de certitudes apprises, parfois décervelés jusqu’au pire fanatisme.
Finalement, ce n’est pas si compliqué. Il y a la réalité, que renient les fictions religieuses. Et tout le reste est littérature.