Vendredi 23 juin 2023
Edito
Stéphane Babey
Le grand cimetière liquide
Avec la pandémie et la guerre en Ukraine, on avait un peu perdu l’habitude que les naufrages de migrants fassent la une de l’actualité. Voilà qu’on en reparle, et c’est presque rassurant : nous voici de retour dans la normalité. Une normalité dans laquelle des gens meurent simplement parce qu’ils aspirent à une vie meilleure. Banal.
Par chance, toutes ces horreurs se passent loin d’ici. Ça ne nous concerne pas. La Suisse n’a aucune frontière commune avec le grand cimetière liquide qu’est devenue la Méditerranée. Le Rhône va bien y achever son cours mais, Dieu merci, les cadavres ne remontent pas le courant ! Les spectres qui hantent les eaux restent confinés à leur charnier salé, et c’est très bien comme ça.
Oh, bien sûr, on se rend parfois à la mer pour y passer des vacances. En regardant l’horizon, par temps clair, suivant les endroits, on voit presque l’Afrique. On peut la sentir aussi si les vents sont favorables. Heureusement, la misère n’a pas d’odeur, ou du moins elle est corrodée par les embruns au point de ne pas trop agresser les narines.
De toute façon, mieux vaut penser à autre chose. On est là pour se détendre. Mais tout de même, lorsqu’on va se rafraîchir dans les vagues, c’est quoi cette chose dure sous notre pied, contrastant avec la mollesse du sable ? Un fragment de crâne ? Brrr… Ouf, non, c’est un simple coquillage poli par le ressac… La mer est grande, les corps en décomposition n’ont quand même pas pu parvenir jusqu’ici, n’est-ce pas ? Il faut arrêter de s’imaginer des choses sinon on va se gâcher les vacances.
Bien sûr, quand le niveau des océans commencera à monter sérieusement, que l’eau saumâtre recouvrira les continents, que les fleuves reflueront vers l’intérieur des terres en charriant leurs fantômes, que l’armée des morts arrivera à Genève puis obstruera le Léman de ses squelettes nettoyés par les poissons, alors là oui, on pourra commencer à s’inquiéter et à se dire que ça nous concerne. Ce n’est pas pour demain. Peut-être après-demain. Bref, on a bien le temps de voir venir.